Signée par plus de 170 économistes, informaticiens, experts et personnalités scientifiques, cette tribune veut alerter sur les risques croissants, en matière économique, financière, écologique et sociale, liés au développement anarchique des cryptoactifs.
Signée par plus de 170 économistes, informaticiens, experts et personnalités scientifiques, cette tribune veut alerter sur les risques croissants, en matière économique, financière, écologique et sociale, liés au développement anarchique des cryptoactifs.
Le monde monétaire et financier est actuellement bousculé par l’émergence des cryptoactifs. Avec plus de 2.000 milliards de dollars de capitalisation, ce marché compte désormais plus de 16.000 cryptoactifs et connaît une progression fulgurante depuis quelques années.
La capitalisation du seul bitcoin, du fait de l’accroissement de son cours, est aujourd’hui à peu près égale à la masse monétaire du franc suisse. Le phénomène ne doit donc pas être pris à la légère. Par son volume, il questionne aujourd’hui directement l’ordre public financier et l’intérêt général. Or, les autorités n’ont jusqu’à présent pas pris la mesure des risques et des dommages que ce développement pourrait engendrer.
Cette inaction s’explique sans doute par la difficulté à saisir la diversité du phénomène. En effet, les milliers de cryptoactifs existants ne sont pas de même nature et n’ont pas le même objet. Certains prétendent constituer des alternatives monétaires globales (Bitcoin); d’autres ne servent qu’à faciliter des paiements transfrontaliers (Ripple); d’autres encore ne sont que des amusements (Dogecoin).
Le développement des actifs numériques permet certes de bousculer certaines pratiques et introduit des innovations utiles comme la possibilité de conclure des «contrats intelligents» grâce à la technologie des chaînes de blocs [blockchain], de se passer d’intermédiaires en matière de transferts de propriétés ou d’accélérer les paiements internationaux. Or, des cryptoactifs bien employés et bien régulés pourraient jouer le même rôle sans le caractère négatif majeur qui entache aujourd’hui, plus qu’il ne sert, leur essor.
Menace écologique et sur la stabilité financière
Car certains cryptoactifs, dont le bitcoin qui en est l’étendard, font courir des risques grandissants à nos sociétés. À cause de l’énergie qu’elles requièrent (près de 131 TWh, soit davantage que la Belgique et la Suisse), les blockchains utilisant un protocole de type «preuve de travail» provoquent un désastre écologique, qui va empirer.
La forte volatilité du bitcoin porte atteinte à la stabilité financière car elle est opérée par des acteurs à la capitalisation parfois fragile et sans garde- fous, dans des marchés par ailleurs largement manipulés par quelques grands détenteurs de cryptoactifs.
Enfin, la cohésion sociale et monétaire peut être menacée par les prétentions de certains d’encourager le développement de systèmes de paiement parallèles. Certains cryptoactifs font par ailleurs peser une lourde menace sur la sécurité des personnes et des États puisqu’ils facilitent les demandes de rançon, l’évasion fiscale ou le financement d’activités criminelles voire terroristes. Des cryptoactifs comme Monero, Dash ou Zcash ont même été pensés pour qu’il soit absolument impossible de suivre leurs opérations.
Nouveau Far West financier?
Répondre à ces craintes légitimes en affirmant que le système bancaire et financier traditionnel n’est, lui aussi, pas exempt de reproches est hors de propos: ce dernier a évidemment aussi permis l’évasion fiscale et le financement du terrorisme, tout comme le financement d’activités polluantes. Mais les solutions sont connues: elles passent notamment par l’arraisonnement des chambres internationales de compensation par la justice, le renforcement des administrations fiscales, la réglementation du shadow banking…
Alors que des efforts sont faits pour sortir de ces errements, pour les corriger et pour les punir, faut-il laisser apparaître un nouveau Far West financier non réglementé? Faut-il, en recréant de nouveaux actifs polluants, spéculatifs et inégalitaires, anéantir les maigres efforts entrepris pour faciliter le partage des informations bancaires? Faut-il également laisser se détourner une part significative de l’épargne d’investissements plus productifs?
La crainte de brider l’innovation ne doit pas freiner le besoin, légitime et urgent, de réglementation. La période dite de «bac à sable», dans laquelle les cryptoactifs pouvaient se développer anarchiquement sans risque juridique, doit se terminer avant qu’il ne soit trop tard pour intervenir. En tant qu’économistes, responsables et citoyens engagés de différents pays, il est de notre devoir de formuler des propositions en ce sens. Nous souhaitons ainsi que les autorités politiques et les candidats aux élections puissent prendre position sur cette question.
Quatre principes de base
Quatre principes fondamentaux nous paraissent devoir guider une insertion responsable de l’écosystème des cryptoactifs dans nos sociétés:
- ne pas autoriser les cryptoactifs dont l’impact sur l’environnement est inutilement nocif ;
- ne pas autoriser les cryptoactifs ayant pour but avéré de protéger l’anonymat de leurs détenteurs au-delà d’un certain montant de transactions;
- prévenir l’émergence d’un système monétaire parallèle qui ne serait pas soumis aux mêmes contraintes que le reste de la société (ou pire encore qui bénéficierait de passe-droits);
- et soumettre l’ensemble des acteurs fournissant des accès en cryptoactifs aux mêmes réglementations que les acteurs financiers traditionnels.
Si des pays tels que l’Inde, la Turquie, la Bolivie, la Chine, ou le Nigéria ont déjà pris des mesures en ce sens, d’autres tels que la Suède ou la Corée du Sud (qui ne peuvent être qualifiés de technophobes) envisagent de telles mesures. Cela doit nous conduire en premier lieu à exclure, en raison de leur caractère énergivore, le minage de cryptoactifs dont le protocole utilise la preuve de travail (POW).
Il convient également de proscrire l’utilisation des plateformes d’échange sans agrément de l’autorité de surveillance des marchés financiers et d’introduire un visa obligatoire pour toute nouvelle introduction sur le marché d’un cryptoactif.
Les institutions financières investissant sur ces actifs doivent assortir ces placements d’un niveau élevé de fonds propres. Enfin, il convient de taxer toute opération de conversion entre cryptoactifs comme les opérations de conversion de cryptoactifs en bien réel pour éviter la formation d’un marché parallèle.
Ces principes et propositions ne prendront tout leur sens que dans le cadre d’une coordination internationale. En ce sens, il serait impératif d’aller vers une supervision globale coordonnée par une institution démocratique internationale, sous le contrôle de l’ONU, avant que la situation ne soit hors de contrôle.
Source: L’Echo